Cartographier le Sahara occidental – par Julien Dedenis, géographe

Trente ans après le retrait de l’Espagne, la question de la souveraineté du Sahara occidental pose toujours question. De fait, la cartographie de ce territoire est diverse selon qui la produit. Parfois mensongère, parfois hésitante, mais rarement correcte, la carte du Sahara occidental mérite que l’on s’y attarde. Parce qu’elle poursuit une vocation de précision, parce qu’on la suppose rigoureuse ou encore parce qu’elle est issue d’ouvrages imprimés sur du beau papier glacé, la carte géographique a -trop- souvent valeur de vérité établie. Mais on oublie qu’il ne s’agit que de la représentation simplifiée d’une réalité complexe, observée et retransmise par un ou des êtres intrinsèquement subjectifs, et non d’une photographie objective de cette même réalité. Les gouvernants ont relativement tôt compris l’intérêt stratégique de la carte comme outil de propagande. Pour ce faire, il est possible de jouer sur les codes graphiques en présentant la réalité selon un prisme favorisant le message à faire passer. En allant plus loin dans la déformation du réel, pour ne pas dire dans le mensonge, certains remodèlent complètement la réalité géographique selon leurs désirs. C’est le cas du pouvoir marocain qui diffuse des cartes du « Grand Maroc » incluant les « Provinces sahariennes ».

D’autres cartes, moins partisanes, présentent le Sahara occidental séparé du Royaume marocain par un trait pointillé tandis que d’autres, encore, lui préfère le trait plein.

Face à tant de manières de représenter le Sahara occidental, ce qui, en soi, n’est pas étonnant vu le contexte hautement conflictuel, on peut se demander, en tenant compte des données politico-juridiques et militaires et des codes propres à la cartographie, quelle est la carte la plus à même de rendre compte de ce qu’est aujourd’hui le Sahara occidental ?


France-Maroc:
même combat pour la désinformation

En diffusant leurs cartes du royaume englobant le Sahara occidental, dirigeants et cartographes marocains laissent croire, selon le degré de connaissance du lecteur, à la non-existence du Sahara occidental ou bien à l’obsolescence du conflit et des revendications sahraouies, implicitement présentées comme faisant partie du passé. D’abord, ces cartes «oublient» la frontière nord du Sahara occidental et fusionnent ce dernier avec le Maroc. Le terme même de «Sahara occidental» n’y apparaît d’ailleurs que très rarement.

À une échelle plus fine, le redécoupage administratif du Maroc suite aux annexions successives des «Provinces sahariennes» fait lui aussi l’impasse sur l’Histoire en créant de toutes pièces la région de Goulimine-Smara, résultante de l’assemblage du Nord du Sahara occidental et du Sud du Maroc. La division régionale marocaine nie aussi la toponymie autochtone. Si, associé à «Layoun» et à «Boujdour», le terme de «Saguia el-Hamra» apparaît bien dans la dénomination de la seconde région «marocaine», celui de Rio de Oro est, lui, absent. Enfin,les toponymes plus anciens de Zemmour (partie nord) et de Tiris (partie sud) sont eux aussi éliminés de la cartographie proposée par la propagande marocaine. En France, la plupart des atlas et des livres scolaires emboîtent le pas des prétentions marocaines, quand bien même le terme de «Sahara occidental» y apparaît plus souvent.

Le paroxysme mensonger est atteint dans certains atlas et livres scolaires, dans les pages consacrées à la décolonisation de l’Afrique. On y apprend que le Sahara occidental aurait été décolonisé en 1975 !Mais, page suivante, on découvre que, contrairement à ses voisins passés du statut de colonie à celui d’État indépendant, l’ex-Sahara espagnol disparaît dans les mystères de l’Histoire et de la Géographie au profit d’un Maroc qui double de taille…


La frontière nord :
une question pointilleuse

Plus prudents, d’autres cartographes figurent la frontière nord du Sahara occidental par un trait pointillé. Plus sage de prime abord, ce choix pour le trait discontinu est pourtant critiquable. Nous abordons là le premier point de réponse, à savoir comment représenter le contenant, c’est à dire les limites de l’objet à cartographier. Si l’on s’intéresse aux plani- sphères, on peut remarquer que sur les plus rigoureux d’entre eux de nombreuses frontières – terrestres et maritimes – sont, elles aussi, représentées par des pointillés : frontières Arabie Saoudite / Émirats Arabes Unis (EAU), Japon / Corée du Sud, Finlande / Russie, etc.

Cependant, ces cas sont plus les résultantes de conflits frontaliers, aux racines généralement économiques – souvent la présence de matières premières –, que de conflits territoriaux, d’origines plus complexes. Autrement dit, dans le cas Arabie Saoudite / EAU par exemple, ce sont d’abord des revendications sur la position de la frontière, et par là même sur des ressources naturelles – ici gazière et pétrolière –, qui sont cause de ces différends, et non des prétentions sur des entités régionales dans leur ensemble.

Au Sahara, la frontière nord ne fait plus débat depuis 1958, lorsque les autorités coloniales espagnoles cèdent la bande de Tarfaya au royaume marocain. Ce qui fait débat, c’est le territoire dans son ensemble et non le «simple» tracé frontalier et sa représentation cartographique. Il n’y a donc pas lieu de figurer la frontière nord par des pointillés mais par un trait continu.

Cette proposition est renforcée par les termes du Droit international selon lesquels le Sahara occidental constitue aujourd’hui un «territoire non-autonome». Il constitue donc bel et bien une entité à part entière, un territoire. Ainsi, c’est plus la manière par laquelle on représente ce territoire que celle par laquelle on cartographie ses frontières qui doit finalement être discutée.


La carte politique et les couleurs

Intéressons-nous donc à présent à la manière de représenter le contenu. S’agissant d’une aire – le Sahara occidental –, le cartographe la représentera par un figuré surfacique : un aplat de couleur, des hachures… La question qui se pose ici est de savoir quel figuré sera utilisé, eut égard à celui utilisé pour cartographier le Maroc voisin. Bien sûr, ils seront distincts l’un de l’autre. Mais alors, faut-il opter pour une hachure bicolore, l’une des couleurs étant celle du Maroc, l’autre étant associée à la RASD, ou bien faut-il que l’on retienne une couleur neutre, c’est-à-dire différente de celles par lesquelles seront représentés le Maroc, l’Algérie, l’Espagne ou encore la Mauritanie ?

La première solution contextualise mieux l’objet cartographié. Ainsi, en optant pour la hachure bicolore, on fait directement référence à l’issue du referendum d’autodétermination : soit le Sahara occidental est inclus au royaume marocain soit il devient indépendant sous les couleurs de la RASD. Ainsi, la hachure bicolore serait une bonne solution si le referendum était effectivement programmé. Mais, tant qu’il ne l’est pas, ce choix cartographique demeure critiquable pour son aspect anticipatoire.

La seconde solution présente l’avantage d’une parfaite conformité avec les données juridiques actuelles. En tant que territoire non-autonome, il paraît logique de représenter le Sahara occidental par une couleur propre.

Plus encore, pour faire ressortir le caractère comme suspendu de la résolution du conflit, il serait souhaitable que la couleur utilisée soit empruntée aux tons pastel.

En poussant un peu le raisonnement sur les données juridiques et leur traduction cartographique, on pourrait aussi envisager de représenter le Sahara occidental par une couleur identique, ou tout au moins similaire, à celle de l’Espagne. En effet, dans les textes, en tant que territoire non-autonome l’ex-Sahara espagnol demeure sous administration coloniale tant qu’il n’est pas décolonisé en bonne et due forme. Mais, dans les faits, l’Espagne refusant d’assumer ce rôle, il est préférable de ne pas s’attacher à une lecture trop stricte du Droit international qui risquerait d’occulter une réalité qui est autre.

En somme, si la première et la dernière proposition sont, dans l’absolu, acceptables elles n’en demeurent pas moins imprécises, encore trop éloignées du terrain. Nous lui préférerons la seconde qui apparaît comme la plus simple et la plus en conformité avec les données juridiques et les faits.

Nous ne nous sommes intéressés jusqu’à maintenant qu’aux seuls aspects juridiques de la cartographie du Sahara occidental. Ainsi, les propositions précédentes peuvent être utiles pour la construction de cartes dites «politiques». Mais en considérant que la prétention d’une carte est d’approcher au plus près la réalité du terrain, il convient de s’intéresser aux données militaires. En effet, malgré le calme apparent qui règne dans la région depuis le cessez-le-feu, le Sahara occidental n’est ni plus ni moins que le champ d’une bataille mis entre parenthèses.


La carte militaire au plus près de la réalité de terrain

Ainsi, le tracé du mur de défense marocain pousse le cartographe à ajouter une limite coupant longitudinalement le Sahara occidental. À l’ouest de cette limite, c’est le Maroc. Il y a donc lieu, dans ce cas précis, de supprimer la frontière nord et d’inclure les quatre-cinquième occidentaux du Sahara dans le royaume. À l’est du mur, c’est la RASD.

Entre les deux, sur une bande de cinq kilomètres d’épaisseur environ, il convient d’ajouter une zone internationale représentant la zone tampon instaurée parallèlement au mur de défense lors de la signature du cessez-le-feu.

Enfin, selon ce raisonnement, il est juste d’ajouter l’espace des camps de réfugiés sahraouis à cette carte. Bien que localisé en Algérie, l’ensemble de cet espace étant administré par la RASD, il doit être représenté par le même figuré que celui utilisé pour les territoires dits «libérés».

En somme, si la carte politique est celle du Droit, du «ce qui devrait être», la carte militaire est celle de la réalité de terrain, c’est-à-dire du «ce qui est». Cependant, ces deux types de cartes ne s’opposent pas mais se complètent et s’ajoutent à beaucoup de propositions de cartes éliminées au cours de ces lignes.

En effet, si aucune solution cartographique n’est parfaite dans l’absolu, l’inverse est aussi vrai. Encore une fois, répétons que la carte n’est qu’une vision d’une réalité complexe. S’il existe des codes extrêmement précis de représentation graphique, il existe toujours plusieurs solutions. Aucune carte n’est, en soi, bonne ou fausse.Tout dépend de ce que l’on souhaite représenter, et parfois de ce que l’on veut démontrer, voire faire croire en ce qui concerne les desseins les plus malhonnêtes.

La carte d’un Maroc englobant le Sahara occidental est ainsi tout à fait acceptable dans la mesure où elle est titrée : « Le Sahara occidental vu par le Maroc ». Par contre, elle devient mensongère si on la présente comme conforme aux données juridiques ou bien militaires, ce qui est bien souvent le cas. Face à toute carte, le lecteur se doit donc d’être critique. Pour ce faire, il lui faut identifier l’auteur, cerner ses intentions et remettre en cause le choix des figurés.

Enfin, étant donné le contexte de non-information sur la situation sahraouie et même, en ce qui concerne les cartes produites en France, l’ambiance de désinformation, que l’on soit militant pro-sahraoui, attaché au Droit international ou bien au respect des règles de la cartographie, il convient de faire savoir aux diffuseurs de mauvaises cartes (presse, livres scolaires, atlas…) leurs erreurs, volontaires ou non. Si certains d’entre eux sont conscients de la situation au Sahara occidental et demeureront malheureusement des «contre-cartographes», d’autres sont certainement moins bien informés et corrigeront peut-être leurs erreurs. Plus que jamais, il convient de rétablir la vérité sur le Sahara occidental, entre autres la vérité cartographique.

Par Julien Dedenis, géographe


Extrait Sahara Info 131 juillet août septembre 2005