De TIFARITI à TIFARITI Périple dans les « territoires libérés » – Julien Dedenis, Doctorant en géographie

Pour la deuxième année consécutive, les Sahraouis ont fêté l’anniversaire de la RASD en territoires libérés. Entourés de très nombreuses délégations d’un peu partout dans le monde, la célébration s’est tenue comme en 2006 à Tifariti à plus de trois cents km des campements. Tous les présents ont été comme l’an dernier impressionnés par la qualité de l’organisation capable d’emmener un millier de personnes dans une zone aussi éloignée où tout était à installer. La délégation française était bien présente avec des élus, représentant les villes du Mans et de Vitry-sur-Seine, le président du comité de jumelage de Gonfreville l’Orcher, et de nombreux militants de la cause sahraouie venus là pour témoigner avec force de leur soutien. Julien Dedenis, en faisait partie et a réagi en géographe qui ne néglige pas la géopolitique ! Avec lui découvrons ces territoires de la RASD bien mal connus et que la propagande marocaine a quelquefois l’outrecuidance de revendiquer !

Depuis plus de trente années, les réfugiés sahraouis vivent dans quatre camps en plein Sahara ouest algérien. Malgré les souffrances relatives à l’exil, les Sahraouis réfugiés font preuve d’un grand pragmatisme pour que cette épreuve ne soit pas en tout point négative mais une expérience constructive, entendue comme le prélude à leur indépendance.

Une bonne illustration de cette inscription de l’exil dans l’histoire et la géographie nationales est fournie par la toponymie. Chaque camp, chaque quartier de camp et chaque division de quartier a son « double » au Sahara occidental :Tifariti est l’un des sept quartiers du camp de Smara mais c’est aussi une localité du Sahara occidental, située dans les territoires dits « libérés ». Elle est considérée comme étant la capitale, provisoire, de ce morceau de Sahara et est accessible par les réfugiés après plus de 300 kilomètres de piste.

Ce trajet est une invitation à partager la patrie d’un peuple en exil, d’un peuple meurtri par la guerre, d’un peuple fier de son patrimoine.

Kilomètre 75

Si cette première partie de piste présente l’avantage d’être relativement roulante, le paysage de la Hamada de Tindouf est d’une monotonie à faire pâlir la Beauce…

La frontière du Sahara occidental se reconnaît aux vestiges d’une piste construite à l’époque de l’Algérie française. Seuls ces minutieux alignements de pierres permettent au novice de repérer la limite. Suit bientôt le poste frontière tenue par l’Armée de libération populaire sahraouie (ALPS). Commence alors réellement l’itinéraire au Sahara occidental. Le néophyte éprouve quelques difficultés à ne plus penser qu’à partir de cette ligne invisible, en dehors de la piste dont de vieux pneus plantés tous les kilomètres constituent le seul aménagement, le danger est omniprésent dans ce pays meurtri où les mines antipersonnelles sont non pas partout mais n’importe où…

Kilomètre 145

Enfin le dernier palier annonçant la fin de la Hamada est descendu. S’ouvre alors le Dalaâ Ladmia, vaste région de collines noires parsemées de fossiles, premiers témoignages du fabuleux patrimoine du Sahara occidental. Quelques tentes émergent de l’horizon.

Kilomètre 173

Gâat el-Hamra, Afrijat, Graïr Amatt Dekhan… Autant de toponymes qui sonnent doucement à l’oreille du géographe. Autant de lieux de batailles meurtrières qui resurgissent violemment de la mémoire sahraouie. Un bombardement de souvenirs pas si lointains résonne dans l’habitacle du Land-Rover. Certains combattaient, d’autres y ont perdu un proche. Tous sont concernés.

Kilomètre 207

Arrêt technique d’une banalité toute saharienne. Un pneu éclate, rappelant comme le disent certains que « le désert use tout » mais aussi que le parc automobile est pour le moins vétuste.

Kilomètre 215

Bir Lehlou, le « puits sucré ». Sorte d’aire de repos sur la piste de Tifariti. La population est presque exclusivement masculine. De petites baraques de tôles rouillées fournissent aussi bien des denrées alimentaires que de l’essence ou des pièces détachées, pour beaucoup de seconde voire de troisième main. Plus loin, un hôpital militaire sahraoui et un bâtiment de la Minurso se font face. Les affleurements rocheux polis par l’érosion éolienne et les acacias se font plus nombreux et apportent quelque diversité à la platitude paysagère.

Kilomètre 240

La torpeur dans laquelle nous plonge la chaleur est brusquement interrompue par la vision d’un véhicule blindé calciné. Le sol nu du désert est jonché de munitions non-explosées, de la cartouche de fusil à la bombe de plusieurs centaines de kilos. Quelques lames de rasoir et petites cuillères rouillées. Une chaussure, étrangement lourde. Le pied, arraché, y est encore contenu. Plus loin, un fémur, une vertèbre…

Poste frontière Algérie / Sahara occidental.

Vers kilomètre 300

El Ouss Laâjarem, M’Guerinatt,Temlelit. Ces reliefs perturbent la platitude de l’horizon qui défile derrière la vitre comme un long travelling.

Kilomètre 320

Bir Tirissit. Parenthèse humaine sur une piste désertique. Des enfants jouent autour du puits. Une petite rue formée par quelques pièces faites de torchis regroupe des commerces, une boucherie, un dispensaire, une école. Quelques khaïmas sont plantées tout autour. Des familles venues des campements de Tindouf y passent de quelques semaines à plusieurs mois. Pour se ressourcer, pour les « vacances », disent-ils. Kilomètre 335

Bir Lehlou, point de rencontres des pistes au Sahara occidental avec quelques boutiques et un garages.

Après dix bonnes heures de piste cahoteuse, le paysage de Tifariti s’offre enfin aux regards. Les formes du relief sont plus vallonnées, les crêtes ornementées d’affleurements rocheux de type « tor ». Impression de tableau breton, l’herbe en moins. Les installations modernes de la Minurso contrastent avec les ruines de l’ancien village espagnol, Colomina, détruit par les bombardements. L’hôpital et l’école, tous deux de constructions récentes et de bonne facture sont néanmoins vides de tout homme et de tout matériel. La crainte d’une reprise de la guerre est toujours palpable. Cette situation de ni guerre ni paix laisse une étrange impression d’un temps comme suspendu.

Plus loin des tranchées parsemées de douilles. Un char T-54 rouille à proximité. Plus haut, perché sur une crête de roches rubéfiées, le bâtiment du protocole s’ouvre sur une magnifique vue à 360°. Au Nord, les montagnes : Kseiksou, Gour Selami… Au Sud, Tifariti, où sur le versant d’une colline s’étale un drapeau de la RASD fait de roches peintes. La République sahraouie entend ainsi affirmer sa souveraineté sur ce territoire. Néanmoins, l’ajout du mot « liberté » rappelle qu’à une cinquantaine de kilomètres de là le mur de défense marocain interdit aux Sahraouis l’entrée dans la majeure partie de leur terre natale.

Kilomètre 360

Alors que le Land-Rover zigzague entre les acacias, de plus en plus nombreux, deux chameaux s’enfuient et annoncent l’approche d’un campement. Une toile tendue entre deux arbres, un feu sur lequel repose la théière, quelques sacs, quelques bidons. L’aspect sommaire de ce campement de Bédouins est à l’opposé de leur accueil chaleureux. Ces gens nomadisent à longueur d’années et n’ont, pour la plupart, jamais vu les camps.

Tissi Kimaten. Panhard calcińe, restes de la guerre.

Kilomètre 370

Arkiz. L’escalade de la falaise se fait à pied et les efforts sont bientôt récompensés par le spectacle d’innombrables peintures rupestres représentant la vie humaine et animale du Sahara avant que celui-ci ne soit une zone aride. Aux scènes de danse succèdent des autruches, des girafes… Ce fabuleux patrimoine est malheureusement menacé. Inventorié par l’UNESCO, il ne peut en effet faire l’objet d’aucune conservation tant que l’état de guerre sera maintenu au Sahara occidental.

Tifariti. Du Protocole. Vue sur le Nord.

C’est sur cette incursion vers le Sahara préhistorique que s’achève donc cet itinéraire géographique dans le Zemmour Lak’hal, c’est-à-dire le Zemmour noir en raison de la teinte sombre des roches qui parsèment ce vaste reg. Pour l’étranger, les souvenirs qu’inspire un tel parcours oscillent entre la beauté d’un Sahara aux paysages humbles mais généreux pour qui s’y attarde, au patrimoine riche et divers, et l’horreur de la guerre dont les traces, fraîches, sont partout visibles. Pour la population sahraouie, les « territoires libérés », dont le Zemmour Lak’hal ne constitue que la partie nord, recouvrent de nombreuses significations. Celles-ci peuvent être considérées selon trois niveaux de lecture.

À un niveau individuel, les « territoires libérés » constituent une zone où les Sahraouis peuvent se ressourcer, oublier le temps de quelques semaines ou mois la difficile vie des camps pour mieux la supporter par la suite. Mais ces retours ponctuels sur leur terre natale leur rappellent sans cesse les combats qui il y a encore seize ans s’y déroulaient et dans lesquels toutes les familles ont perdu des proches. Pour d’autres Sahraouis, cette partie du Sahara occidental est leur lieu de vie habituel où ils perpétuent le mode de vie bédouin.

Pour la nation sahraouie, ce territoire renvoie à l’identité nationale. C’est une portion libérée de la patrie qui renvoie aussi bien aux racines bédouines de l’identité sahraouie qu’à l’unité nationale. Enfin, pour la République sahraouie, c’est là son territoire, gardé par son armée et sa police. Et, c’est dans les « territoires libérés » que sont prononcés les grands discours, comme la proclamation de la RASD le 27 février 1976 à Bir Lehlou, et que se tiennent les réunions et commémorations les plus importantes.

En somme, l’exil sahraoui se comprend d’autant mieux quand on considère les « territoires libérés ». Ils constituent un espace pratiqué et hautement symbolisé par les Sahraouis réfugiés. Cependant, l’état de ni guerre ni paix qui y prévaut ne permet pas d’y vivre normalement comme le rappellent régulièrement les explosions de mines antipersonnelles dont les enfants sont les premières victimes.


Sahara Info 138
janvier février mars 2007